« Le Canada doit jouer un rôle de premier plan »
L’envoyé spécial canadien en Birmanie prône une approche entre aide et sanctions.
Coup d’accélérateur sur l’aide humanitaire aux Rohingya, à raison de 150 millions par an pendant quatre ans. Porte ouverte aux réfugiés. Mais aussi des mesures ciblant les responsables des exactions commises contre cette communauté musulmane qui a massivement fui la Birmanie, l’automne dernier, pour échapper aux massacres et à la persécution.
Telle est l’approche préconisée par l’envoyé spécial du Canada en Birmanie, Bob Rae, dans un rapport remis au gouvernement Trudeau, et rendu public hier à Ottawa.
Le document compte 17 recommandations qui visent à la fois à soulager les 671 000 réfugiés rohingya récemment établis au Bangladesh, à documenter les crimes contre l’humanité dont ils ont été victimes et à imposer des sanctions contre leurs auteurs – tout en maintenant le dialogue avec le régime birman, dans l’espoir de créer des conditions qui permettraient aux exilés de rentrer chez eux.
Mais Bob Rae ne se fait pas d’illusions : il faudra du temps avant que ce rapatriement ne soit possible. Les villages rohingya ont été en grande partie détruits lors de la vague de violence de l’automne 2017, tandis que les politiques discriminatoires que l’État birman impose à cette minorité reçoivent le soutien de la majorité bouddhiste.
« La population n’a pas une bonne vision des Rohingya, et c’est une réalité politique difficile. »
— Bob Rae, envoyé spécial du Canada en Birmanie, en conférence de presse, hier
Ce rejet des Rohingya par la majorité de la population birmane, « c’est le problème le plus difficile auquel nous devons faire face », a-t-il ajouté en entrevue téléphonique.
« Dites-leur que nous sommes humains » : le titre du rapport signé par Bob Rae en dit long sur la situation des Rohingya, que l’État birman a dépouillés de leurs droits civiques et de leur citoyenneté il y a plus de trois décennies.
Cette supplique a été lancée par un réfugié rencontré dans le camp de Cox Bazar, au Bangladesh, à qui l’envoyé canadien a demandé quel message il devait transmettre au monde de sa part.
Bob Rae appelle aussi à ne pas oublier les centaines de milliers de Rohingya qui sont restés dans l’État de Rakhine (Arakan), dans le nord-ouest de la Birmanie, où ils vivent en situation de précarité extrême.
Cet État est pratiquement inaccessible aux représentants et journalistes étrangers. Bob Rae a réussi à obtenir l’autorisation de se rendre dans la capitale, Sittwe, et de visiter un camp de personnes déplacées.
Il a aussi fait deux séjours, en novembre et en février derniers, dans des camps de Cox Bazar, au Bangladesh – devenu le plus important regroupement de réfugiés de la planète.
La situation « exige une intervention de la communauté internationale et le Canada doit jouer un rôle de premier plan », peut-on lire dans le rapport.
Bob Rae reconnaît qu’il a écrit ce rapport en « marchant sur des œufs ». Et en tentant de réconcilier les principes démocratiques défendus traditionnellement par le Canada avec une approche pragmatique.
« Il faut comprendre nos limites et nos défis », a-t-il résumé en conférence de presse.
Concrètement, cela signifie que s’il propose d’imposer des sanctions individuelles à des militaires responsables de la vague de violence qui s’est répandue dans l’État de Rakhine depuis la fin d’août 2017, il s’oppose à toute idée de sanctions contre l’État birman comme tel, question de préserver le dialogue.
Il rejette aussi l’idée de cibler l’ancienne opposante Aung San Suu Kyi, qui exerce aujourd’hui le rôle de ministre des Affaires étrangères de la Birmanie, même si celle-ci n’a jamais ouvertement dénoncé la persécution des Rohingya.
« J’aurais aimé qu’elle ait parlé, et j’aimerais toujours qu’elle parle », a-t-il dit en conférence de presse. Mais Bob Rae, qui a rencontré le Prix Nobel de la paix à deux reprises, souligne que son champ d’action reste limité face aux militaires qui détiennent le véritable pouvoir en Birmanie. Pas question de recommander de lui retirer la citoyenneté canadienne qu’elle a reçue à titre honorifique.
Pour John Packer, directeur du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne à l’Université d’Ottawa, le rapport de Bob Rae pèche par excès de timidité et passe ainsi « à côté de l’essentiel ».
Ce chercheur a travaillé auprès du premier rapporteur de l’ONU sur les droits de la personne en Birmanie, au début des années 90, époque marquée par le premier exode des Rohingya.
Selon lui, le rapport de Bob Rae comporte une omission de taille : il ne mentionne nulle part la responsabilité de l’État dans les conditions infligées aux Rohingya.
« C’est pourtant l’État qui a implanté ces politiques », note le chercheur, qui rejette toute idée de coopération avec « une armée génocidaire ».
« Ce n’est pas en collaborant avec ce genre de régime qu’on créera une voie vers la stabilité et la démocratie. »
— John Packer, directeur du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne à l’Université d’Ottawa
La réaction est beaucoup plus positive à l’Institut montréalais pour l’étude des génocides et des droits de la personne. « Les recommandations vont au-delà de l’aide humanitaire », se réjouit sa coordonnatrice Marie Lamensch.
« Le rapport est réaliste concernant ce qu’on peut réellement faire », ajoute-t-elle.
Mme Lamensch retient particulièrement la proposition de mener une enquête internationale indépendante au sujet des crimes commis contre les Rohingya et la création d’un groupe de travail, à Ottawa, sur cette minorité persécutée.
De son côté, le premier ministre Justin Trudeau a salué le rapport dans une déclaration publiée hier. Il a assuré que le Canada s’engage à contribuer à résoudre cette crise et à présenter les mesures qu’il a l’intention de prendre au cours des prochaines semaines.
Les principales recommandations de Bob Rae
Sur l’aide humanitaire
Le Canada devrait s’engager à verser 150 millions en aide humanitaire par an, pendant quatre ans, pour venir en aide aux réfugiés rohingya. Il devrait aussi faire savoir qu’il est prêt à accueillir des réfugiés de cette communauté provenant tant du Bangladesh que de la Birmanie. Et il devrait encourager la discussion avec d’autres pays pour qu’ils lui emboîtent le pas.
Sur la situation politique en Birmanie
Le Canada devrait continuer d’insister sur le retour des réfugiés rohingya en Birmanie, mais à la condition que ce pays reconnaisse leurs droits politiques et civiques et accepte une présence internationale. Le retour des réfugiés devra se faire de manière « volontaire, digne, sûre et durable ».
Sur la responsabilité des criminels
Le Canada devrait travailler avec d’autres pays pour établir un processus d’enquête, afin que les auteurs de crimes contre l’humanité soient tenus responsables de leurs gestes. Les personnes, organisations et entreprises réputées avoir tenu un rôle dans la violation du droit international humanitaire, et d’autres lois internationales régissant les conflits, devraient faire l’objet de sanctions économiques ciblées.